Pauvre Jude
Scrogn | 29 juillet 2014Ce fut un petit éclat obscène qui heurta l’œil cartésien de Jude. Alors que tout devait être ainsi et comme ça, ce pauvre homme se trouva soudainement confronté à ce mystère abyssal.
Une clé. Une simple petite clé qui brillait au milieu d’un tas d’immondices. Qui luisait comme une prostituée dans une vitrine du quartier rouge à Amsterdam, perdue dans une ruelle sombre et sale. Elle ne devait pas se trouver ni ici, ni aussi brillante, ni aussi si seule. Où se trouvait le reste du trousseau, où était la serrure ?
Aux yeux de Jude, cet infime bout de métal ressemblait à un bébé abandonné sur les marches de quelque église. Il devinait la mère en larmes qui fuyait les lieux en priant qu’une âme charitable prendrait soin de cette minuscule chose. Aussi la recueillit-il précieusement, insignifiante pour beaucoup mais qui, à ses yeux, se hissait au niveau d’une mission sacrée. Il devait lui faire retrouver son foyer.
Depuis ce jour, il profita de sa profession de colporteur, de vendeur malheureux et rejeté d’assurance-vie, pour tester chaque serrure, chaque petit interstice d’espoir de son territoire.
À défaut d’ouvrir le portail vers le pays du bonheur, il cherchait un havre de paix pour cette petite clé qui n’avait rien fait et il espérait profiter d’une rédemption par ricochet. Mais peut-être en avait-elle trop vu pour être parfaitement immaculée.
C’est ainsi que Jude écuma les portes de ses clients potentiels avec la même foi éperdue d’un catéchumène. Avant même de meurtrir l’huis ou de violer la sonnette de porte, il sortait la petite clé pour la mettre à l’épreuve de la serrure. Et puisque le miracle n’avait pas lieu, il débitait son discours avec un détachement robotique, pour se voir trop souvent rejeter. C’est que les gens n’aimaient pas beaucoup qu’on parie sur leur chance de survie pour ne même pas toucher le pactole après leur mort. Bien évidemment, Jude insistait sur la nécessité de veiller au bien-être des bénéficiaires après le décès du proche. Mais il avait tant vu de regards mal-aimés, avides, désespérés, calculateurs ou perdus, qu’il n’avait pas le cœur de profiter plus longtemps leur misère. Jules s’en allait alors sans se retourner, comme Lot, de peur de se voir de se transformer en statue du sel de leurs larmes.
Sa femme ne fit que le mépriser d’avoir toute cette délicatesse ultime qu’elle lui devinait. Le maigre salaire de son mari ressemblait à un mirage qu’elle se dépêchait de faire disparaître avec une rage vengeresse, et le trompait avec une frénésie et une haine encore inégalées. Se doutait-elle que cette petite clé était la dernière tentative de rachat de Jude ?
Enfant, il avait été idolâtré par ses parents. Lui, l’héritier, avait été un enfant proche de la perfection à leurs yeux. Bien loin de l’image qu’ils avaient de sa jeune sœur, petite boule de graisse inintéressante. Aussi, il commença à la violer alors qu’elle avait neuf ans et lui treize, en lui chuchotant dans le creux de l’oreille qu’elle ne devait rien en dire aux parents. De toute manière, ils ne la croiront jamais. Elle a toujours su que c’était vrai. Il avait raison. Ainsi fût-il.
Même des années après, alors que son mariage s’embourbait dans les eaux glauques d’une séparation, Jude ne pouvait se résoudre à demander pardon à sa sœur. Il préférait l’ignorer malgré ses lettres en forme de bouée de sauvetage et continuer à vivre sous couvert d’une aura merveilleuse du fils parfait.
Mais il avait trouvé cette clé. Cette petite chose qui le terrorisait et le faisait espérer à la fois. Qu’allait-il trouver derrière la porte ? L’enfer ou sa sœur en larmes avec les mains pleines de miséricorde ?
C’est en écumant un immeuble miteux qu’il eut sa chance.
L’édifice décrépit semblait soupirer sa déchéance par les fenêtres médusées. Bravement, Jude entreprend l’ascension de l’échelle de Jacob. Il réussit à vendre une assurance-vie au deuxième étage, se vit envoyer promener pour le reste et fut confronté à la dernière porte.
Machinalement, il inséra la clé. Elle daigna accueillir la serrure. Les deux accomplirent un ballet harmonieux.
C’était la bonne porte.
Jude tourna le dos et s’enfuit dans la nuit crasseuse.
J’étais au boulot, je m’ennuyais et je me suis dit, tiens, mais ça fait longtemps que je ne suis pas allé voir ce blog ! Pas que je ne pense à toi que quand je m’ennuie, évidemment ! Loin s’en faut !
Breeef, du coup j’ai relu toutes les histoires notamment de la rubrique « la fin justifie les moyens », et lu tout court celles que je connaissais pas comme « Pauvre Jude ». Pas que les autres textes sur ta vie et les affreux m’ennuient, évidemment ! Loin s’en faut !
Breeef, c’est toujours brillant, je prends toujours du plaisir à te lire, ça me donne presque envie d’écrire parfois ! Du coup je ne travaille pas par ta faute. J’espère que tu es rongée par la culpabilité =)
Bisous de ton petitou.